L'assomption jubilatoire de son image spéculaire par l'être encore plongé dans l'impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu'est le petit homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu'il ne s'objective dans la dialectique de l'identification à l'autre et que le langage ne lui restitue dans l'universel sa fonction de sujet.
Cette forme serait plutôt au reste à désigner comme je-idéal1, si nous voulions la faire rentrer dans un registre connu, en ce sens nous reconnaissons sous ce terme les fonctions de normalisation qu'elle sera aussi la souche des identifications secondaires, dont libidinale. Mais le point important est que cette forme situe l'instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu, - ou plutôt, qui ne rejoindra qu'asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d'avec sa propre réalité.
C'est que la forme totale du corps par quoi le sujet devance dans un mirage la maturation de sa puissance, ne lui est donnée que comme Gestalt, c'est-à-dire dans une extériorité où certes cette forme est-elle plus constituante que constituée, mais où surtout elle lui apparaît dans un relief de stature qui la fige et sous une symétrie qui l'inverse, en opposition à la turbulence de mouvements dont il s'éprouve l'animer. Ainsi cette GestaIt dont la prégnance doit être considérée comme liée à l'espèce, bien que son style moteur soit encore méconnaissable, - par ces deux aspects de son apparition symbolise la permanence mentale du je en même temps qu'elle préfigure sa destination aliénante ; elle est grosse encore des correspondances qui unissent le je à la statue où l'homme se projette comme aux fantômes qui le dominent, à l'automate enfin où dans un rapport ambigu tend à s'achever le monde de sa fabrication.
Pour les imagos, en effet, dont c'est notre privilège que de voir se profiler, dans notre expérience quotidienne et la pénombre de l'efficacité symbolique 2, les visages voilés, - l'image spéculaire semble être le seuil du monde visible, si nous nous fions à la disposition en miroir que présente dans l'hallucination et dans le rêve l'imago du corps propre, qu'il s'agisse de ses traits individuels, voire de ses infirmités ou de ses projections objectales, ou si nous remarquons le rôle de l'appareil du miroir dans les apparitions du double où se manifestent des réalités psychiques, d'ailleurs hétérogènes.
Qu'une Gestalt soit capable d'effets formatifs sur l'organisme est attesté par une expérimentation biologique, elle-même si étrangère à l'idée de causalité psychique qu'elle ne peut se résoudre à la formuler comme telle. Elle n'en reconnaît pas moins que la maturation de la gonade chez la pigeonne a pour condition nécessaire la vue d'un congénère, peu important son sexe, - et si suffisante, que l'effet en est obtenu par la seule mise à portée de l'individu du champ de réflexion d'un miroir. De même le passage, dans la lignée, du criquet pèlerin de la forme solitaire à la forme grégaire est obtenu en exposant l'individu, à un certain stade, à l'action exclusivement visuelle d'une image similaire, pourvu qu'elle soit animée de mouvements d'un style suffisamment proche de ceux propres à son espèce. Faits qui s'inscrivent dans un ordre d'identification homéomorphique qu'envelopperait la question du sens de la beauté comme formative et comme érogène.
Le stade du miroir
comme formateur de la fonction du Je telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique.
Jacques Lacan
Communication faite au XVIè Congrès international de psychanalyse, à Zürich, le 17 juillet 1949.